Blog: Marianne2.fr | le site de l'hebdomadaire Marianne

Date :: 23/3/2012 12:00:02 (Mettre à jour)
Avec la Lettre A, la chronique de Jean-Michel Quatrepoint. La baisse des taux par la banque des banques américaine permettra de limiter les dégats immédiats de la crise immobilière. Mais sans changements plus structurels, les crises de ce type toucheront un à un tous les marchés.

La Federal Reserve américaine (la Fed) n'a pas lésiné sur les moyens pour tenter d'éteindre l'incendie. La baisse spectaculaire des taux d'intérêt, annoncée le 22 janvier, va effectivement apporter quelque répit. Sauf que sur le fond, les causes de ce énième krach demeurent. A chaque fois, le scénario est peu ou prou le même : un excès spéculatif, alimenté par un excès de crédit.
Actifs surévalués
Le crédit, c'est le terme positif pour désigner la dette. Quand tout va bien, en début de cycle, le crédit finance la croissance… et la spéculation. On a connu cela, dans les années 90, avec les nouvelles technologies et les folies boursières que la bulle Internet a engendrées. Depuis une demi-douzaine d'années, le même phénomène se reproduit avec l'immobilier aux États-Unis, comme en Espagne et en Grande-Bretagne. Non seulement les gens se sont endettés pour acheter leur logement, mais la pratique des hypothèques rechargeables a financé l'ensemble de l'économie américaine. Selon un système qui pouvait paraître astucieux, mais qui est éminemment pervers. Le ménage américain, déjà endetté pour son logement, adossait ses crédits à la consommation courante sur la valeur de ses actifs immobiliers. Comme ceux-ci montaient régulièrement, grâce à la spéculation, le ménage continuait de consommer à crédit des produits (voitures, électroménager, etc.). Apparemment, la croissance était là. Le compte d'exploitation semblait avantageux. Sauf que le bilan, lui, n'a cessé de se dégrader.
Les dérives de l'endettement
Dans des économies bien régulées, il devrait exister des mécanismes limitant le surendettement. C'est normalement le rôle des institutions financières, des banques centrales, voire de la Banque des règlements internationaux (BRI). Tous ces éminents financiers édictent ratios et normes, et font surtout la leçon aux Etats qui ne réduisent pas assez vite leur dette publique. Tous ont pourtant fait preuve d'une étonnante complaisance, pour ne pas dire cécité, à l'égard des dérives de l'endettement privé outre-Atlantique et ailleurs. Ils ont fermé les yeux sur les pratiques d'un système financier qui a dissimulé les risques, en les transformant en titres et en les répartissant parmi les milliers de fonds qui gèrent l'épargne mondiale. Ces institutions financières portent donc une lourde responsabilité dans la crise actuelle. Il était de leur devoir de surveiller la solvabilité des banques, de veiller à ce que les gestionnaires de fonds ne fassent pas n'importe quoi, de freiner la frénésie spéculative, quitte à peser sur la croissance et les profits de la sphère financière. La Fed peut bien baisser les taux. Elle n'en est pas moins un pompier pyromane.
Qui va payer ?
La purge n'est pas finie. On va s'apercevoir que les dettes publiques sont finalement plus faciles à gérer, voire à solder, que les dettes privées accompagnées de leur cortège de drames sociaux. Qui va payer ? Le secteur financier, indiscutablement. Mais aussi les contribuables car, aux Etats-Unis comme ailleurs, c'est l'Etat qui est le payeur en dernier ressort. Les 140 milliards de dollars promis par George W. Bush le prouvent. Ils seront de toute façon insuffisants car on ne sortira de cette crise qu'en trouvant un nouveau relais de croissance - et de spéculation - pour absorber les dettes du passé et relancer la machine. Quid après Internet et l'immobilier ? Le développement durable, les grandes infrastructures, l'eau, l'énergie sont tout désignés pour servir de support à la prochaine bulle.
Chaque semaine, Marianne2 et le service culture de Marianne vous proposent de découvrir un auteur de fiction. Carole Zalberg, auteur de La mère horizontale, nous parle de maternité et de l'éducation héritée de mai 1968.
Dans son quatrième roman, Carole Zalberg signe un texte qui dynamite quelques idées reçues sur la maternité. A travers les portraits de trois générations de femmes qui ne savent (ou ne veulent) pas être mère, elle s'interroge sur l'instinct maternel. Tantôt filles mal aimées, tantôt mères mal aimantes, elles reproduisent chacune implacablement le schéma éducatif dont elles ont, toute leur vie, cherché à s'affranchir.

En pleine crise du pouvoir d'achat, la crise financière a quelque chose d'indécent. Depuis une semaine, les Mariannautes sont au bord du krach !
« C'était promis, juré, craché, les subprimes américaines ne pouvaient pas toucher les Bourses Européennes ! », ironise Sud Ouest, « Le nuage de Tchernobyl n'a pas passé la frontière, la crise des subprimes ne touchera pas notre économie, dormez en paix braves gens, la forteresse France est invincible », persifle Bomber. Après s'être bien moqués, on pourra dire qu'on l'avait vue arriver. Qu'on n'était pas dupes, qu'on avait vu clair dans la crise des subprimes. Mais quand le krach est là, quand les places boursières d'Europe et d'Asie dévissent, comme cette semaine, il y a, malgré tout, un petit effet de surprise. Et un fort sentiment d'impuissance. Vous prenez cela avec humour, mais de cet humour acide de ceux qui craignent de payer pour des erreurs qu'ils n'ont pas commises.
La théorie du complot
« Regardez c'est beau, les dominos qui dessinent des arabesques en s'effondrant ! C'est émouvant !, se moque Cecilia Sarmar. OUI ! ! ! mais du coup, qui c'est qui va subir encore plus ? » Après la folie des chiffres, l'inquiétude gagne. La révolte aussi. « Ce système va aller jusqu'au bout comme un nageur au milieu du pacifique », prédit Tyglouk dans une envolée millénariste. Maria et Métèque approuvent. Vous avez l'impression d'être prisonniers d'un système que vous n'avez pas choisi et qui, insulte suprême, tenterait en plus de vous manipuler. Quand le krach se double d'un scandale financier à la Société générale, vous êtes même des centaines à crier au complot. Bloubloup dénonce « la théorie de l'homme-fusible » : « Aucun courtier ne peut gérer un tel portefeuille, il ne peut s'agir que d'une manoeuvre d'une grande ampleur au sein de la banque. » Pour Gibus, il s'agit carrément d'une manœuvre grossière : « Même les petits enfants ne peuvent pas croire à cette histoire ! »
Un gros découvert de confiance
Au final, cette semaine, la colère et l'amertume sont palpables dans les commentaires. Tout simplement parce que, au-delà des zones d'ombre qui entourent l'affaire de la « Soc gén », la crise financière a forcément quelque chose d'obscène pour ceux qui vivent au quotidien la crise du pouvoir d'achat. Les propos de GR (à ne pas confondre avec JR, le méchant de la série Dallas, qui s'exprime de temps à autre sur Marianne2) décrivent bien votre sentiment : « Il y a la vraie vie, le travail, le salaire, les impôts. Nous le vivons tous, nous suivons tous notre portefeuille d'argent concret, réel. Et il y a l'autre monde, celui de l'argent virtuel, de la spéculation, du bidouillage planétaire à coups de milliards d'euros, de dollars, ou de yens. Et puis on transforme tout en valeur spéculative, même la misère des gens et leur surendettement. Et voilà que l'on apprend qu'une banque, à qui les gens de la vraie vie confient leur pécule, se fait arnaquer de plusieurs milliards d'euros par un seul homme, nous dit-on. Ben oui, parce que si cela vient d'un seul homme, il est insolvable, tandis qu'un ensemble de responsables de ladite banque mettrait tout le staff en question. Et nous, gens de la vraie vie, nous allons payer, comme pour le Crédit Lyonnais et Executive Life... » Mais on appréciera aussi la version courte de Tof3 : « Aïe! J'ai mal à mes agios !!!»
Marianne2 propose les meilleurs articles d'un numéro Ecole de Marianne réalisée par les étudiants de l'Institut pratique du Journalisme. Aujourd'hui, un article de Florence Floux sur le flirt des candidats démocrates avec une idée bien connue chez nous, la « rupture ».

C'est une belle image que celle proposée par les deux principaux candidats démocrates à la Maison Blanche. Reprise en cœur par les journalistes du monde entier, elle s'étale en première page : partout, le changement, la rupture. Les mots ne manquent pas pour qualifier Barack Obama et Hillary Clinton. Dans cette quête d'image neuve, ils ont été bien aidés par George W. Bush lui-même. Grâce à sa politique étrangère calamiteuse, le président sortant a poussé l'opinion publique à se tourner vers les démocrates pour la présidentielle 2008. Désormais, un seul mot d'ordre dans la population : « Tout sera mieux que Bush. » L'heure est donc au changement et qui mieux qu'un démocrate pourrait l'incarner, face à un président Bush républicain ? Depuis des mois maintenant, les yeux sont tournés vers le camp des ânes – emblème des démocrates. Après les premières primaires, Hillary Clinton et – Ô stupeur ! - Barack Obama, font figures de favoris démocrates à l'investiture pour la présidentielle. Les deux champions du parti se disputent le prix du candidat le plus novateur. Lorsque l'un souligne sa couleur, l'autre avance son sexe comme atout. Novateur il est vrai. Sûrement la seule innovation de ces deux candidats. Car si les mots sont nombreux pour qualifier ce qu'ils représentent, les faits eux, ne semblent pas leur donner raison.
Des solutions nombreuses mais vagues
Et pourtant, pour Barack Obama, l'idée était belle. Les aficionados du sénateur de l'Illinois sont intarissables : il est jeune, métis, moderne… A 46 ans, Obama n'est pourtant pas le candidat le plus jeune que la Maison Blanche ait connu. John F. Kennedy avait 43 ans lors de son élection. Quant à ses origines, certes son père est kényan et sa mère une blanche du Kansas. Mais ce caractère multi-ethnique lui est reproché chez les Afro-Américains eux-mêmes, qui voient d'un œil méfiant cet homme à moitié blanc, candidat d'un parti de l'establishment et si rapidement adopté par les wasps. John F. Kennedy, lui, a été le premier président catholique dans un pays majoritairement protestant. Une véritable révolution.
C'est grâce à ces comparaisons avec l'un des plus grands présidents américains qu'Obama souhaite donner l'image d'un homme neuf. En jouant sur la - faible - ressemblance de profil avec celui qui donna un souffle nouveau à l'Amérique au tout début des années 60, il espère récupérer l'image qui collerait parfaitement à son slogan « Change, we can believe in » : le changement, nous pouvons y croire. Et jusqu'ici, on peut dire qu'il a plutôt réussi. En partie grâce à une stratégie utilisée depuis longtemps dans la classe politique : affirmer détenir des solutions pour chaque problème... sans jamais les citer. Toujours rester à la surface des choses sans entrer dans le vif du sujet ou l'explicitation concrète de son programme. Un exemple parlant : Obama assure qu'il commencera le rapatriement des troupes américaines en Irak – le sujet qui préoccupe le plus les électeurs américains - dès le début de son mandat, et que l'opération sera terminée à la fin de l'année, sans expliquer comment il compte réaliser cette opération si délicate avec un planning aussi serré.
Une certaine démagogie donc, qui agace prodigieusement Hillary Clinton. « Changer » les choses, ce n'est pas « discourir » d'après la sénatrice de l'Etat de New York, qui a asséné : « On ne peut pas avoir voté la loi sur l'énergie de Dick Cheney en 2005 et se présenter comme l'homme du changement. » Effectivement, l'homme neuf Obama a bel et bien voté cette loi dénoncée comme un merveilleux cadeau fait à tous les amis du président, directeurs des plus grandes firmes énergétiques américaines, mais sans véritable solution à long terme pour le pays. Etonnant, pour un candidat qui entend « faire de la politique autrement ».
Obama a voté le Patriot Act
Bien entendu, Hillary Clinton a beau jeu de démystifier le sénateur de l'Illinois lorsque elle-même n'est plus à une casserole près. Après avoir voté l'entrée en guerre contre l'Irak – ce qu'Obama n'a pas fait – elle propose une resucée du tristement célèbre projet de réforme de la santé présenté dans les années 90, lorsqu'elle était conseillère de son cher mari, chargée des affaires sociales. Un projet tellement compliqué et bureaucratique qu'il avait été enterré dès 1994, favorisant ainsi la victoire des républicains aux élections de mi-mandat. C'est pourquoi des phrases telles que « Je veux le changement et j'ai déjà réalisé le changement », prononcée au cours de débats télévisés houleux, peuvent laisser perplexes. Car Hillary, qui aurait donc « déjà réalisé le changement », ne manque jamais une occasion de reprendre à son compte les réformes réalisées sous l'administration Clinton de 1993 à 2000. Comment apparaître alors comme une femme neuve ? C'est ce que demande Obama, toujours enclin à qualifier sa comparse de « tenante du statu quo », n'oubliant pas de rappeler que les membres du staff de l'ex-first lady ne sont autres que les anciens de l'administration Clinton. Sans compter que, pour beaucoup, Hillary est dans la droite lignée des candidats wasps : blanche, protestante, issue de la middle class. Bref, pas de quoi réveiller les morts par sa nouveauté. Le Boston Herald, quotidien très lu dans le New Hampshire, ne s'y était d'ailleurs pas trompé en titrant le 4 janvier « She's so yesterday » , « Elle fait tellement datée ».
Attaquée, Hillary n'a donc qu'une solution : riposter. Ce qu'elle fait très bien. Après avoir gentiment rappelé que son ami Barack a voté la reconduction du Patriot Act de George Bush, loi qui supprime plusieurs – voire presque toutes – les libertés individuelles au nom de la lutte anti-terroriste, la sénatrice a ajouté que son challenger ferait mieux « d'avoir un débat intéressant avec lui-même » au sujet du financement de la sécurité sociale, sujet sur lequel le candidat a effectivement changé d'avis à plusieurs reprises au cours de la campagne. C'est sûrement comme cela que l'on fait de la politique autrement chez Barack.
Dans sa quête de renouveau, le candidat peut d'ailleurs compter sur le soutien d'un autre « homme neuf », John Kerry, candidat malheureux de la présidentielle de 2004. Encore un tenant du changement. Sans oublier John Edwards, l'ancien ticket de Kerry, arrivé deuxième puis troisième dans l'Iowa et le New Hampshire. Il voit aujourd'hui ses chances d'être investi par les démocrates s'affaiblir de jour en jour. S'il devait effectivement renoncer à la course présidentielle comme candidat principal, il apporterait ses voix à Barack Obama. La nouveauté a parfois ses raisons que la raison ne connaît point.
-----
retrouvez ici les autres travaux des étudiants de l'IPJ
Coup de théâtre au Conseil de surveillance du Monde : les actionnaires externes imposent la démission de ses fonctions de président de la SRM de Jean-Michel Dumay, la bête noire d'Alain Minc.

Alain Minc, le Président en partance du Conseil de Surveillance du Monde avait lancé cette formule comme une boutade, dans une interview à Libération : «Si Dumay part, je l'accompagnerais volontiers. Ce n'est pas une condition : notre départ commun peut être le prix de l'apaisement.» Une semaine plus tard, la boutade est devenue réalité : à l'issue d'un Conseil de surveillance houleux, Jean-Michel Dumay aurait signé une lettre de démission de la présidence de la Société des Rédacteurs, démission qui prendrait effet dans six mois.
Après une bataille de dix-huit mois, qui a vu le départ de Jean-Marie Colombani et celui, programmé pour le 31 mars, d'Alain Minc, Jean-Michel Dumay a été contraint de jeter - provisoirement ? - l'éponge : s'il refusait de citer sa lettre de démission, Le Monde aurait placé sous la responsabilité d'un administrateur provisoire, comme l'avait souhaité Alain Minc, ce qui aurait pu aboutir à une prise de contrôle des groupes Lagardère et Prisa. En effet, une fois qu'Eric Fottorino eut été élu hier par l'ensemble des sociétés de personnel à une écrasante majorité, sur un programme ne prévoyant nullement l'élimination de Dumay, les actionnaires extérieurs du groupe - Claude Perdriel du Nouvel Observateur, Etienne Pflimlin du Crédit Mutuel, Jean-Louis Beffa de Saint Gobain, Pierre Lescure et quelques autres personnalités - ont fait connaître leur exigence «non négociable» : la démission de la présidence de la Société des Rédacteurs du Monde de Jean-Michel Dumay. Une demi-heure avant la réunion, Eric Fottorino a convoqué Jean-Michel Dumay et la vice-présidente de la SRM Béatrice Gurrey pour leur présenter un protocole prévoyant le départ de Dumay le 31 mars, le jour prévu pour le départ d'Alain Minc. Après quelques conciliabules, l'accord s'est réalisé sur l'engagement signé de Jean-Michel Dumay de ne pas être candidat au renouvellement de son mandat à la tête de la SRM à la fin du mois de juin.
«Particulièrement douloureux »
Eric Fottorino a indiqué à l'AFP qu'il avait informé depuis plusieurs jours Jean-Michel Dumay que les actionnaires externes souhaitaient que ce dernier prenne du champ pour résoudre la crise. Cette forme de pression directe - que beaucoup de journalistes dénoncent comme un chantage inacceptable - est cependant une première dans l'histoire du quotidien. Elle fait suite à des propos tenus par le Président de la SRM au cours des réunions tendues du Conseil de surveillance, que certains actionnaires ont jugé insultants, notamment à l'égard de Claude Perdriel et Alain Minc. Contacté par l'AFP, Jean-Michel Dumay a indiqué qu'il réservait sa réaction, ajoutant juste : «Ca a été particulièrement douloureux.»
Au-delà des querelles personnelles, cela fait quelques mois déjà que les actionnaires externes considèrent que le groupe Le Monde est ingouvernable tant que la SRM y est majoritaire. Cette appréciation revenait souvent dans les discussions entre actionnaires extérieurs membres du Conseil de surveillance, tous peu ou prou présentés par Alain MInc. Elle a été fort bien résumée par Pierre Jeantet, selon qui on ne peut soumette «un groupe de la taille du Monde au bon vouloir des assemblées générales.»
En fin de soirée, un communiqué du groupe Lagardère indiquait, comme l'avait laissé entrevoir Marianne2 , que son représentant participera à une commission destinée à envisager le redressement du Monde et, sans doute la recapitalisation du groupe. Une information qui semble indiquer que, sauf nouveau rebondissement, le quotidien fondé par Hubert Beuve-Méry se prépare à entamer une nouvelle phase de son histoire, par laquelle il ne pourra sans doute plus prétendre être un journal de journalistes.
Dans son dernier ouvrage, Thomas Frank délivre le portrait d’une Amérique en proie à un populisme d'un nouveau genre. Une analyse qui pourrait bien nous servir de leçon... Extraits.
Bienvenue au Kansas. C'est ici, dans les environs de Wichita, Kansas city, Mission Hills, que se joue peut-être le grand roman d'anticipation de l'Amérique néolibérale. C'est en tout cas, à écouter Thomas Frank, natif de la région, une très réelle fracture du continent. Rien de très géographique dans cette faille, à part peut-être un hasard, celui des grandes plaines du Midwest balayées par « le vent qui rend fou », celui d'une région trop éloignée des deux côtes pour leur ressembler.
Car on est bien loin de New York la flamboyante, patrie des avant-gardes culturelles et de la finance mondiale. Bien loi aussi de Los Angeles la dingue et de San Francisco la libérée. On est au milieu, c'est tout, au cœur d'une Amérique globalisée, à un endroit où justement on ne se reconnaît pas dans le portrait que l'Europe, le monde entier peut observer au prisme des grandes interfaces économiques, politiques et culturelles que sont ses mégalopoles côtières.
Au Kansas, donc, à écouter les habitants, on n'a que faire de la politique fédérale, du libéralisme –comprendre « gauchisme »-, de la haute finance dont l'Europe redoute tant les assauts. De l'Europe aussi, justement, que les « vraies gens » du milieu prennent pour responsable de la sophistication des étrangers de la côte Est.
Perte de vitesse et frustration
Parce que dans le Midwest, on a toujours préféré l'électricité aux Lumières, on ne comprend plus l' «autre Amérique», et, dans son regard on lit le mépris. On ne s'y retrouve pas, mais après tout, est-ce si grave ? Ce n'était pas grave. Tant que le Kansas et son environnement avaient des raisons objectives, palpables, dures comme une Bible d'être fiers d'eux : industrie de pointe (l'aéronautique de Wichita), statut de grenier à blé de l'Amérique… Mais voilà, la globalisation, le rationalisme économique sont passés par là, au moins en tant que bouc émissaire des douleurs socio-économiques de l'Etat.
Car malgré les fortunes indécentes qui s'étalent en ces plaines, l'économie vacillante a tué le petit peuple, et paradoxalement ragaillardi le conservatisme républicain. Non pas que les politiciens confrères de George W. Bush fassent réellement quelque chose pour les classes populaires. Mais eux au moins ont su saisir les bruits de la frustration d'en-bas. Ont su les amplifier, les théoriser, et clamer avec force les rêves de purge d'une révolution conservatrice.
Plongée dans le phénomène populiste
Et les griefs sont nombreux, opposés au principe de réalité d'un peuple aux abois mais fier de sa culture. Dès lors, la bataille est engagée, celle du stock-car contre les sushis, du café latte contre la lavasse servie au litre dans les diners, de la bière contre le vin, de la Bible contre la perversion des grandes villes. Le tout encadré, encouragé par un Parti républicain pétri de populisme et de certitudes, prenant comme ligne politique des principes forts tels que le refus de l'avortement, de la finance abstraite, en faveur de la «vraie économie», celle qui consiste à faire pousser du grain. Pas celle de la concentration économique à outrance, même si celle-ci a assuré aux élites locales des fortunes colossales.
Cette dense somme résonne forcément aux oreilles françaises. On songe à l'antienne de la rivalité Paris / Province, et avec elle la somme des régionalismes bourrés de rancoeurs. Mais aussi, et surtout, Thomas Frank décrypte les phénomènes populistes. Pas au bout du monde, pas aux périodes les plus noires de l'histoire, non, maintenant, et dans un endroit qui nous ressemble. Il décrit, par mille détails signifiants, l'éclosion de l'œuf « frustration », non pas dans la violence du fait divers mais dans le silence qui précède l'explosion.
Retrouvez ici les éditions Agone
Extraits
1- Etats rouges vs Etats bleus
La répartition en États rouges / États bleus permettait aux conservateurs de se livrer à l'une de leurs manœuvres rhétoriques favorites, que nous baptiserons «diffamation du latte», c'est-à-dire l'idée selon laquelle les libéraux peuvent s'identifier à leurs goûts et leurs habitudes de consommation, et que ces goûts et préférences reflètent l'arrogance et l'étrangeté fondamentale du libéralisme. Si un véritable débat sur la politique devrait commencer par se pencher sur les intérêts économiques que servent les différents partis, la diffamation du latte estime que ces intérêts n'importent pas. Les éléments fondamentaux, les indices qui mènent sur le chemin de la vérité concernent le lieu où vivent les gens, ce qu'ils mangent, boivent et conduisent. Et, en particulier, ce que les libéraux sont censés boire, manger et conduire : les Volvo, le fromage d'importation et, par-dessus tout, le latte. Le Vermont est la cible favorite de la diffamation du latte. Dans son best-seller Bobos in Paradise, le très conservateur journaliste politique du New York Times David Brooks se moque de Burlington, sise dans cet État, comme du prototype même de la «ville-latte», où les «revenus de type Beverly-Hills» se marient à une conscience sociale à la scandinave. Dans une publicité télévisuelle diffusée début 2004 par le très conservateur Club for Growth, un ancien prétendant démocrate à la candidature pour la présidentielle et ancien gouverneur du Vermont, Howard Dean, est pris à parti par deux prétendus Américains moyens, qui lui conseillent de i[«remporter son infernal barnum gauchiste d'augmentations d'impôts, de dépenses publiques, de latte, de sushis, de Volvo, de New York Times, de piercing, de Hollywood dans ce Vermont qui [lui] va si bien»]i.
L'opposition État rouge / État bleu apparut aux yeux de bien des journalistes comme une confirmation de ce stéréotype familier, qui ne tarda pas à être un des éléments du répertoire sociologique des médias. Les « Deux Amériques » ont servi dès lors d'explication universelle à tous les particularismes locaux; ainsi le Minnesota bleu n'est-il séparé du Minnesota rouge que par une ruelle, mais Dieu que ces deux Minnesota sont différents! Elles fournissent un outil fort utile pour contextualiser les petites histoires que l'on peut lire dans les journaux – les Américains rouges (contrairement aux bleus) aiment les shows de Las Vegas; ou pour fabriquer les grandes histoires – John Walker Lindh, cet Américain qui combattait au côté des talibans, était originaire de Californie et incarnait donc parfaitement les valeurs des États bleus. Cette opposition justifiait également un nombre incalculable d'articles de style USA Today sur la véritable identité des Américains, c'est-à-dire essentiellement des enquêtes sur des sujets aussi brûlants que ce qu'écoutent, regardent ou achètent les Américains.
Évidemment, ces récits supposent que l'Amérique rouge est un endroit mystérieux dont la philosophie et les valeurs sont par essence étrangères aux maîtres de la société. Comme l'«Autre Amérique» des années 1960 (ou celle des «Oubliés» des années 1930), son immense étendue est tragiquement ignorée de la classe dominante : celle qui écrit les sitcoms, les scénarios et les articles des magazines sur papier glacé et qui, selon le commentateur très conservateur Michael Barone, ne peut tout simplement «pas s'imaginer vivre dans des endroits pareils». Ce qui est particulièrement injuste de sa part, voire prétentieux, puisque l'Amérique rouge est bel et bien la vraie Amérique, une région du pays où réside, comme on a pu le lire dans le National Post canadien, «les valeurs originelles qui se trouvent aux fondements même de l'Amérique».
Comme nombre d'intellectuels qui saluaient les vertus des États rouges – intellectuels conservateurs soutenant George W. Bush, rappelons-le – vivaient en fait physiquement dans les États bleus qui votaient pour Gore, les règles de ce jeu parfaitement idiot les autorisaient à présenter la diffamation du latte dans le langage châtié de la confession intime. David Brooks – qui a fait depuis carrière en propageant le stéréotype du libéral – a choisi les pages du magazine The Atlantic pour reconnaître, au nom de tous ceux qui vivent dans une zone bleue, qu'ils sont tous snobs, aristos, faiblards, stupides et incroyablement étrangers à la vie authentique des gens. « Nous qui vivons dans les régions côtières des villes bleues, nous lisons plus de livres et nous allons plus souvent au théâtre que ceux qui vivent au fin fond du pays. Nous sommes à la fois plus sophistiqués et plus cosmopolites – parlez-nous de nos voyages scolaires en Chine et en Provence ou, par exemple, de notre intérêt pour le boud-
dhisme. Mais par pitié, ne nous demandez pas à quoi ressemble la vie dans l'Amérique rouge. Nous n'en savons rien. Nous ne savons pas qui sont Tim LaHaye et Jerry B. Jenkins. […] Nous ne savons pas ce que peut bien dire James Dobson dans son émission de radio écoutée par des millions d'auditeurs. Nous ne savons rien de Reba et Travis. […] Nous sommes très peu nombreux à savoir ce qu'il se passe à Branson dans le Missouri, même si cette ville reçoit quelque sept millions de touristes par an; pas plus que nous ne pouvons nommer ne serait-ce que cinq pilotes de stock-car. […] Nous ne savons pas tirer au fusil ni même en nettoyer un, ni reconnaître le grade d'un officier rien qu'à son insigne. Quant à savoir à quoi ressemble une graine de soja poussée dans un champ… »
L'un des outils rhétoriques les plus fréquents chez les commentateurs conservateurs est d'adopter avec cynisme le point de vue du libéral tant haï. Ainsi, en 2002, Peggy Noonan prétendait-elle parler au nom de l'âme du défunt démocrate du Minnesota Paul Wellstone, pour se moquer de ce qui restait des partisans de celui-ci.
Dans le cas de Brook, cette méthode s'est avérée trop alambiquée pour ses lecteurs. Dans tous le pays, des conservateurs ayant apparemment cru que Brooks pensait réellement que les Bleus étaient « plus sophistiqués et plus cosmopolites » que les Rouges se sont rués sur leur clavier pour se plaindre. Blake Hurst, un fermier du Missouri, prit même la peine de rédiger un article de trois mille mots pour The American Enterprise, dans lequel il critiquait la prétention de ce Bleu de Brooks et prenait bizarrement de nombreux passages du texte de celui-ci, pourtant franchement favorables aux Rouges, pour des concessions faites par un ennemi acharné. Hurst surenchérissait sur ces passages – du genre « C'est vrai, nous sommes effectivement plus humbles que vous » –, faisant ainsi de son article un miroir de celui de Brooks.
En temps normal, un magazine qui publierait un texte fondé sur une méprise si criante qu'un écolier aurait été capable de la détecter serait pour le moins piteux. Mais l'article de Hurst fut très bien reçu par les gens de droite, qui louèrent l'auteur sur Internet. Ils considéraient cet article comme un coup porté à Brooks, qui fut désormais considéré (malgré des années et des années passées au service de publications conservatrices) comme une figure démoniaque du libéralisme élitiste. Le texte de Hurst fut republié sur le Wall Street Journal Online et de nombreuses publications professionnelles agricoles, confirmant ainsi l'un des stéréotypes que Brooks et lui avaient pourtant voulu démolir : les Américains moyens sont des crétins.
Parmi le grand nombre de ceux qui n'ont pas compris l'usage que faisait Brooks de la seconde personne du pluriel, la réaction la plus cocasse fut celle de Phil Brennan, un conservateur de la vieille école qui accusa Brooks sur le site Internet de droite Newsmax.com de faire preuve d'un «élitisme insupportable dans le regard qu'il porte sur une Amérique que ni lui ni ses amis snobs n'essaient seulement de comprendre». Brennan allait jusqu'à voir dans l'article de Brooks la confirmation d'une théorie assez curieuse du déclin du journalisme. Au bon vieux temps, nous dit-il, les journalistes étaient « des êtres virils, totalement engagés dans des activités hétérosexuelles et qui avaient pleinement conscience de qui ils étaient et de quelle était leur place. Leurs articles reflétaient d'ailleurs cet état de fait. Et c'est cette conscience de leur fonction qui expliquait qu'il n'y avait pas un seul élitiste chez eux ».
Bien sûr, on serait tenté de rejeter les grandes généralisations de Brooks en soulignant les points sur lesquels il se trompe : en précisant, par exemple, que les trois plus gros producteurs de soja (Illinois, Iowa et Minnesota) sont en fait des États bleus; ou en dressant la liste des bases militaires situées sur les côtes; ou simplement en faisant remarquer que, lorsqu'il a fallu construire une piste de stock-car au Kansas, le comté qui eut cet insigne honneur fut l'un des deux seuls de l'État à avoir voté pour Al Gore. Je pourrais aussi bien ajouter que le revenu moyen par tête dans ce même comté bleu si isolé est de 16 000 dollars : ce qui le place bien en dessous de la moyenne du Kansas et des États-Unis en général et bien en dessous du nécessaire pour s'offrir le luxe de se donner de quelconques airs élitistes ou cosmopolites.
2- Grandeur et décadence de Wichita, Kansas
Si, comme moi, vous êtes un fan de la médiocritude américaine, Wichita est le genre d'endroit que vous adoreriez : véritable Eldorado du hamburger, des devises municipales allitératives, des sandwichs au filet de porcs, des camions au moteur gonflé, des dîners d'anciens élèves, des bowlings, des restaurants carnivores avec leurs serveuses en lycra. Et, par-dessus tout, c'est le paradis des églises. De très, très nombreuses églises : Church of God in Christ, Assemblées de Dieu, Foursquare Gospels et toutes les variantes plus ou moins connues du charismatisme. Les intitulés des sermons annoncés sur des panneaux à l'extérieur de ces églises suffisent à occuper durant des heures tout amateur de kitsch sacré : «Mettez vos baskets spirituelles»; «Rayons X pour maladies spirituelles». Même les syndicats ouvriers éditent des bibles portant leur logo sur la couverture. Mais tout cela présente également un côté sombre; comme, par exemple, ces camions exhibant de gigantesques photos de fœtus avortés qui parcourent les rues de la ville. Certains aspects sont plus cryptés, comme ce message apparu à travers la buée déposée sur le miroir de la salle de bain de ma chambre d'hôtel à Wichita après que j'eus laissé couler l'eau chaude durant quelques minutes : «Chevalier dans l'armure de Dieu». J'imaginais aussitôt un manifestant anti-avortement, emporté par une sorte d'extase sacrée, griffonnant ce message avec son doigt pour qu'il s'inscrive au-dessus de sa tête pendant qu'il se rasait.
Michael Cormody, le directeur d'un hebdomadaire de Wichita, compare la ville à une cuvette située au centre du pays qui recueillerait la culture populaire venue de partout ailleurs; un lieu où toutes les lubies du passé se rassembleraient et s'accumuleraient sans jamais réellement s'évaporer. «Les gens d'ici pensent encore que c'est cool de rouler en Camaros», me dit-il un jour. Les observateurs les plus avisés de cet endroit si spectaculairement moyen furent les Embarrassment, groupe de rock indépendant du début des Années 1980 qui pourrait bien avoir été le meilleur groupe de ces années-là – en tout cas ce fut sans conteste le meilleur groupe que le Kansas ait produit. Selon la légende des États rouges, les habitants du Kansas sont censés redouter comme la peste l'esprit et le cynisme, symptômes du libéralisme pseudo-sophistiqué des deux côtes. Pourtant, les Embarrassment étaient aussi sarcastiques et aussi bons musiciens que tout ce qui pouvait se produire à la même époque dans l'East Village. Leurs chansons évoquaient les vide-greniers à but caritatif, les sermons télévisés, les vêtements en acrylique, les rediffusions de sitcoms et, bien entendu, les voitures.
Scott roule dans sa Trans Am les vitres baissées
Mais il est furax quand il voit la fille.
Il hurle : « Hé, tire-toi de là!
J'ai pas fait l'amour de toute la journée. »
La décennie 1990 fut mauvaise pour Wichita, comme pour toutes les villes dont la prospérité repose sur la production industrielle et sur la qualification de leurs travailleurs. La faute n'en revient pas tant à la fin de la guerre froide – même si celle-ci joua un certain rôle – qu'au fait que des entreprises du type de Boeing se soient imaginées en « entreprises virtuelles » et du coup débarrassées de ces fardeaux dépassés que constituent les usines géantes et les armées d'employés. Tout en nous rebattant les oreilles avec de flexibilité et de compétitivité, elles sous-traitèrent ou délocalisèrent une partie de leur production; forcèrent les villes à surenchérir les unes sur les autres pour pouvoir participer aux nouveaux projets industriels; délocalisèrent à l'étranger et s'en prirent aux syndicats locaux. Entre 1999 et 2002 , le principal syndicat représentant les salariés de Boeing au niveau national perdit presque un tiers de ses membres à la suite de licenciements. À Wichita, on licencia près de la moitié de la masse salariale.
Les attentats terroristes du 11 septembre 2001 n'arrangèrent pas les choses : les compagnies aériennes accusèrent le coup et les commandes d'avions se tarirent du jour au lendemain. Hors New York, la «Capitale de l'Air» fut sans doute la ville la plus touchée par la catastrophe. Boeing en profita pour accroître les licenciements d'ouvriers syndiqués et informa les autorités de Wichita que ses emplois ne seraient jamais remplacés quoi qu'il advienne. À l'été 2003, le taux de chômage de la ville dépassait les 7 %, entraînant des saisies de domiciles à répétition, le désastre ayant des conséquences sur l'économie locale. Quand j'ai visité Wichita en 2003 , il y avait tant de commerces fermés qu'on pouvait rouler plusieurs kilomètres sans quitter les parkings alignés parallèlement aux rues de la ville en passant devant les magasins de sports, de jouets et de matériel agricole tous définitivement fermés. Il m'est même arrivé d'arrêter ma voiture plusieurs minutes au beau milieu de ce que mon guide qualifiait de voie la plus fréquentée de Wichita : il n'y avait absolument personne. Le long de Douglas Avenue, principale artère de la ville, trônait autrefois un célèbre panneau surplombant le flot de la foule qui appelait à «Contempler la réussite de Wichita»; aujourd'hui, on n'y voit que des statues de bronze représentant des hommes ordinaires – sans doutepour qu'elle ne semble pas aussi sinistrement vide.
3- Une jeunesse américaine
Ce lien entre la culture réactionnaire et la culture idéalisée de l'enfance me semble évident et naturel. En effet, pour moi, la réaction était la culture idéalisée de mon enfance. Aujourd'hui, elle m'apparaît parfois comme une maladie de vieillard, une frustration de la vie adulte confirmée par la conscience que nos meilleures années sont derrière nous – simple projection des inévitables déceptions que nous réserve la culture poli- tique. Pourtant, la réaction était, pour moi, une manière d'exprimer mon anomie adolescente. Comme tous les écoliers de la classe moyenne, j'étais impatient et idéaliste; mais les objets de mon idéalisme dataient de l'époque pré-soixante-huitarde. Je croyais fermement au déclin de la nation, à la persécution des plus vertueux et à l'inéluctable échec, comme d'autres croyaient dans le progrès ou la providence : les bons étaient perpétuellement agressés par les méchants; le travail des plus méritants n'était jamais récompensé et les travailleurs étaient volés par les fainéants.
Peut-être avez-vous de votre côté vécu des années 1970 excitantes, avec Deep Purple et toute l'herbe que vous pouviez fumer; mais pour moi, il s'agissait d'une époque de honte nationale et d'honneur trahi. Une décennie décadente, l'ombre évanouie de la Seconde Guerre mondiale – quand (j'étais d'accord avec Liddy en cela) c'était vraiment chouette d'être un gosse. J'écoutais avidement tous ces self-made men amers. Et je suis passé à côté des X Men. En revanche, je dévorais les livres les plus bellicistes de la célèbre collection « Landmark » de Random House, comme The Flying Tigers [Les tigres volants] ou The Story of the Naval Academy [L'histoire de l'Académie navale], des livres dont le militarisme revendiqué était à peine plus réaliste que la juvénilité guerrière de classiques tels que The Boy Allies on the Somme [Nos gars sur la Somme]. Je sifflotais des airs militaires en marchant dans la rue. J'écrivais des odes au drapeau et je rendais de fréquentes et respectueuses visites à un jardin public d'Olathe où des carcasses d'avions militaires étaient présentées comme des sculptures. Je connaissais par cœur le nom de tous les navires coulés à Pearl Harbor et je pouvais identifier rien qu'à leurs formes les avions qui survolaient la Bretagne ou Guadalcanal au début des années 1940.
Je m'absorbais dans des livres sur les avions de chasse, les gratte-ciel et les milliardaires des années 1920. Je m'émerveillais devant la compétition romantique à laquelle se livraient Harvard et Yale au début du XXe siècle. J'étais ébloui par les formidables demeures de la bourgeoisie de Kansas City, solidement bâties avant guerre, qui surpassaient à l'évidence les édifices érigés durant les misérables années 1970.
Par ailleurs, je ne supportais pas cette décennie de foutaises télévisées à la « Happy Days », dans lesquelles circulaient ce discours crétin sur la lutte entre les figures autoritaires et les individualistes subversifs dans le genre John Travolta ou Burt Reynolds. Je croyais fermement que notre culture ne pouvait que s'enfoncer toujours un peu plus dans la vulgarité. J'estimais que nous souffrions de maux spirituels plus ou moins vagues – comme, par exemple, du manque de héros – et je n'ai pas été surpris lorsque l'Amérique fut humiliée par l'Iran. Évidemment, la tentative de sauvetage des otages ne pouvait que finir sur un échec. L'Amérique ne pouvait plus désormais réussir quoi que ce soit.
À quinze ans, je vénérais l'idéal scout datant de cinquante années auparavant; et si je fus totalement à côté de la plaque vis-à-vis de mes pairs, je constituais en revanche une cible parfaite pour les discours de Ronald Reagan. Certes, selon moi, les adultes devaient être plus à même d'en juger, mais Reagan m'apparaissait comme une évidence. Pour lui, les événements s'arrangeaient tout naturellement selon sa propre mythologie héroïque de l'histoire américaine. Ni les faits ni l'histoire ne pouvaient le départir de ses idées fixes concernant l'individualisme acharné et la vénalité intrinsèque de l'État fédéral. En 1987, Garry Wills écrivait : « De la même manière que Reagan semble incapable de trouver quoi que ce soit de bon dans l'État fédéral, il est absolument aveugle à la possibilité que les hommes d'affaires puissent être mal intentionnés quand ils proposent leurs services au gouvernement. » Une conviction que Reagan conserva alors même que ses conseillers issus du monde des affaires tombaient les uns après les autres pour conflit d'intérêts.
J'étais comme lui. Ce qui importait avant tout, c'étaient les idéaux. La réalité quotidienne était trop vile pour compter réellement. Pour d'autres gosses du Kansas, cette quête adolescente de certitude se manifestait par de brefs éclats périodiques de piété : l'un de mes amis, qui était parti pour un camp d'été scout caractérisé par une vulgarité quasi pornographique, en était revenu deux semaines plus tard confit en religion. Il me demanda avec angoisse si j'admettais que Christ était bel et bien mon sauveur. J'ai même connu un type qui a tenté de concilier sa sainte spiritualité avec les vices inhérents au lycée. Un jour que je lui demandais ce qu'il comptait faire pendant les vacances, il me répondit : « Boire de la bière et penser au Christ. »
Pourquoi les pauvres votent à droite, de Thomas Frank, est publié aux Editions Agone, 24 euros.
Par Guilhem Garrigues, de l'Institut pratique du journalisme (IPJ). La protestation est récurrente, à chaque élection, contre la marée des chiffres censés révéler aux Français ce qu'ils votent. Le collectif « Sondons les sondages » aimerait dépasser ces discours...

Ils n'étaient pas nés en 1981, pourtant ils en sont sûrs : cette année-là, seulement une centaine de sondages avaient été publiés pendant la campagne présidentielle. « C'est pratiquement le triple en 2007 », assure Julien Peine, 24 ans, fondateur du collectif « Sondons les sondages ». « Aujourd'hui les sondages faussent le débat politique. En gros, c'est ne pensez plus mais comptez », poursuit le porte-parole du groupe, Antoine Ermenoff.
Ils sont jeunes, étudiants et contestent l'utilisation abusive des sondages dans les médias. Fini de se plaindre, place à l'action ! Toutes les semaines depuis six mois, ils multiplient les opérations pour se faire entendre : lettres ouvertes aux médias, rédaction d'un manifeste pour décrypter les sondages... Ils envisagent même d'organiser une manifestation festive au mois de mars.
Le résultat... avant le vote
« Notre but est simple : poser une réflexion sur cette façon de penser. A plus long terme, le but est d'amener à réfléchir sur la façon dont s'orchestre le débat politique en France », assure Antoine Ermenoff, étudiant à l'Institut d'Etudes Politiques (IEP) de Lyon. Et pour cela, leurs revendications sont nombreuses : limiter les sondages en période d'élections : « C'est regrettable de voir comment les votes sont influencés. Les primaires américaines en sont un parfait exemple actuellement. On annonce même la victoire de Barak Obama avant le vote », regrette Antoine Ermenoff en invoquant cette phrase d'un des patrons de l'institut Opinion way, au soir du premier tour des élections présidentielles : « Royal et Sarkozy ont été désigné grâce aux sondages ». Même si les membres fondateurs sont plutôt de gauche, la démarche du collectif se veut avant tout citoyenne : « Chez nous, des militants du groupe Attac côtoient des partisans de François Bayrou. Le problème touche toutes les classes politiques. »
La grand' messe des sondages
Tout en étant conscients que leur démarche et leurs objectifs restent utopiques. Leurs idées ne manquent pas. « Il faut à moyen terme imposer d'autres règles sur la publication des sondages. Pourquoi ne pas publier les données brutes... Ce n'est pas normal que l'on dise que 75% des Français sont contre un projet, alors qu'il s'agit de 75 % des sondés. Il y a une différence. »
Pour se faire entendre, l'étudiant prévoit des manifestations, calquées sur le modèle des « Messes à la consommation », des rassemblements mensuels champêtres pour dénoncer la consommation de masse. « Pourquoi ne pas faire une grand' messe aux sondages ?», rigolent déjà les sondeurs de sondages.
----------
retrouvez ici les autres travaux des étudiants de l'IPJ
Par Hervé Nathan, rédacteur en chef à Marianne. Où l’on comprend que l’arnaque de la Société Générale n’est pas un fait divers et que les grands maux, tels, la crise des subprimes, appellent les grand moyens.

Depuis les révélations sur la présumée « fraude » d'un trader de la Société générale, les médias ne savent plus quels mots employer : « casse du siècle (France-Soir), « irresponsabilité générale » (Libération), « l'homme qui a fait sauter la banque » (Le Parisien) « qui a fait perdre 5 milliards à la Société générale » (Le Figaro). Si l'on y ajoute les commentateurs économiques qui se désolent à la radio et ceux qui s'interrogent à la télévision, on en arrive à trois conclusions :
1-Rien n'est plus urgent désormais que de traiter un fait divers, centré sur un personnage à la fois mystérieux et fascinant (il faut être Fantomas pour faire un coup pareil) et étrangement anodin (avec sa tête de gendre idéal) : le jeune trader Jérôme Kerviel. Rien n'est plus urgent que d'interroger sa maman. On sait déjà que le jeune homme aurait eu une déception amoureuse, on apprendra bientôt quelle note a obtenu le rejeton en calcul de probabilités de la classe de seconde, etc.…. Dans quelques jours, son bulletin scolaire sera en ligne !
2- A défaut, et plus sérieusement, on recherchera les responsabilités des dirigeants de la Société générale. La version présentée par Daniel Bouton, PDG de la Société générale, amène davantage d'interrogations que de réponses. Mais on sait déjà qu'ils devront répondre de la perte de la majeure partie des 4,5 milliards d'euros envolé. Car c'est, selon le gouverneur général de la Banque de France, Christian Noyer, « la décision de la banque de vendre lundi et mardi dans les pires conditions de marché qui a conduit à ce niveau de perte ». Autrement dit, si la SoGé n'avait pas vendu ses positions en plein krach, la perte aurait pu être contenue à un milliard d'euros, voire beaucoup moins !
3- Du coup, le débat politique sur la crise du capitalisme financier, illustré par la déconfiture des marchés immobilier, des matières premières, la montée de l'inflation et des faillites bancaires dans le monde entier, auquel Marianne apporte sa contribution dans son numéro 562, est passé au second plan des préoccupations. C'est exactement ce que souhaitent les leaders économiques : que l'on s'intéresse au fait divers, pas aux vrais affaires. C'est aussi ce que demande Christian Noyer, aux médias : « Surtout ne confondez pas l'affaire de la Société Générale, et la crise des subprimes », suppliait-il jeudi.
Pourtant, la SoGé a « aussi » perdu près de 2 milliards d'euros dans l'affaire des subprimes et d'autres engagements du même genre (comme les « monolines »). Et il y a bien quelque chose de commun entre l'immobilier américain et Jérôme Kerviel : la recherche du profit le plus élevé dans le temps le plus court possible, permise et encouragée par la financiarisation de l'économie. De la même manière que Kerviel cherchait des gains en vendant et revendant très vite des promesses d'achat (ou de vente) d'actions à terme, les banques prêtaient à des Américains de quoi acquérir leurs logements, revendaient aussitôt ces créances sur les marchés (découpées en petits morceaux), puis prêtaient à nouveau à d'autres Américains (voire aux mêmes). Plus d'argent plus vite, le plus souvent par emprunt, voilà une très bonne synthèse du capitalisme contemporain ! À tel point que les marchés de produits strictement financiers (transactions sur produits dérivés, changes, finance) sont devenus 200 fois plus importants que les transactions de l'économie réelle (sur les biens et les services, soit le PIB mondial).
Cette masse de transactions, environ 1200 milliards de milliards de milliards de dollars par an, permet de prélever à chaque opération un petit profit. Les banques sont les premières à profiter de ce phénomène : la Société générale, par exemple, affichait un bénéfice net de plus de 5 milliards d'euros, pour un chiffre d'affaires (produit net bancaire) de 22 milliards. 25% de rentabilité nette, qui dit mieux !
DSK et les alters sont bien assoupis
Qu'y peut-on ? se demande le citoyen, sidéré par les masses en jeu. Et bien, on y peut quelque chose. Il existe un instrument dont doivent s'emparer les sociétés pour calmer ce jeu planétaire délétère : la taxe Tobin, du nom de l'économiste libéral James Tobin (1918-2002) qui l'inventa. Elle consiste à prélever une taxe sur chaque transaction financière pour augmenter le coût de la spéculation (pas la supprimer), et mieux encore de taxer davantage les transactions courtes (de l'heure, de la journée, de la semaine) pour favoriser les investissements longs (six mois, une ou plusieurs années). Tobin voulait faire de sa taxe un instrument pour éviter la spéculation sur les monnaies. On peut l'adapter à toutes les spéculations : sur les monnaies, les produits dérivés, les matières premières, le pétrole... La taxe Tobin, en frappant les transactions les plus spéculatives, diminuerait leur profitabilité, donc leur attrait pour les banques, les traders, etc. Le produit de la taxe pourrait aller dans des fonds de stabilisation, ou subventionner la lutte contre la pauvreté, contre l'effet de serre, etc. Elle peut être mise en œuvre.
Il existe des institutions internationales pour porter un tel projet, à commencer par le FMI, auxquels les Etats ont confié la mission de veiller sur la stabilité monétaire et financière mondiale. Si son directeur, un socialiste français, paraît-il, sortait de sa léthargie, il aurait là un beau combat à la mesure de son intelligence que l'on dit sans pareille.
Dominique Strauss-Kahn n'est pas le seul assoupi. Les altermondialistes eux-mêmes semblent comme au congélateur. Pour la première fois depuis 2000, il n'y aura pas de forum social mondial (FSM), ni à Porto Alegre au Brésil, ni en Afrique ou en Inde. On n'entendra cette année que l'hymne à la « globalisation », poussé par les puissants réunis à Davos. Il faut éviter cela. C'est en ce moment l'anniversaire de la mort de l'Abbé Pierre. Comme lui, disons « Mes amis, il faut la taxe Tobin, vite ». Tous ensemble, évidemment.
Au Sommaire : La débâcle du capitalisme financier : l'argent fou détruit l'économie, l'Europe et l'Asie paieront pour l'Amérique, la chute de la Société générale ; Enquête : ces fonds étrangers qui rachètent la France ; Le PS Obama contre le PS Clinton ; Montpellier : comment la gauche survit à George Frêche.

Ce numéro sera en vente en kiosques à partir du samedi 26 janvier au matin jusqu'au vendredi 1er février inclus, au prix de 2,50 euros. Vous pouvez également acheter la version numérique ici dès le samedi de sa sortie.
Pour Christian Jacquiau, économiste, le rapport Attali témoigne du retour en force de la pensée unique.

« Mes 316 propositions ne coûteront pas un seul centime à l'Etat français », promet Jacques Attali.
Juré, craché. On dit même l'éminent économiste prêt à le graver dans le marbre de Carrare dont il fit orner jadis, au temps de sa splendeur mitterrandienne, le hall de cette BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) qu'il dirigea de 1991 à 1993, avant de devoir la quitter sous la pression de l'opinion publique internationale… et des juges d'instruction ?
Nicolas Sarkozy qui lui a signé un chèque en blanc le 30 août 2007 (« ce que vous proposerez, nous le ferons ») aurait-il oublié les déboires de son compagnon de la libéralisation ? Le président ira-t-il jusqu'à suivre les préconisations de cet expert en expertises, contraint de fuir la banque européenne par une porte dérobée, sans même attendre la nomination de son successeur ?
Ce catalogue de la déroute mériterait pour le moins un examen attentif et contradictoire. Mais le penseur néo-élyséen a prévenu : il faut prendre ses préconisations en bloc et sans les discuter ! Depuis la scène du théâtre du Rond Point des Champs Elysées (cela ne s'invente pas) d'où il présentait ses « 300 propositions pour changer la France », Jacques Attali a signifié avec suffisance à nos parlementaires toute leur inutilité politique : « le rapport pour la libération de la croissance française n'a pas à être mis à l'étude puisqu'il a été étudié ! ».
Ses préconisations sont indiscutables. Encore moins contestables. Dans quelques mois, Jacques Attali reviendra sur la scène du théâtre de ses déclarations historiques mais ce sera pour y jouer cette fois, en tant qu'acteur. En attendant, avec toute la modestie qu'on lui connaît, Attali nous refait le coup du Tina (there is no alternative !) cher à Margaret Thatcher.
« La réforme (…) ne peut aboutir que si le président de la République et le Premier ministre approuvent pleinement les conclusions de ce rapport, le soutiennent publiquement, dès maintenant, personnellement et durablement, en fixant à chaque ministre des missions précises », affirme-t-il.
Hors préconisations de ce nouveau maître à penser, point de réformes ! Et l'éminence d'ajouter : « L'essentiel de ces réformes devront donc être engagées, selon le calendrier proposé à la fin de ce rapport, entre avril 2008 et juin 2009. Elles devront ensuite être poursuivies avec ténacité, pendant plusieurs mandats, quelles que soient les majorités ».
La pensée attalienne, tête de gondole de la nouvelle pensée unique, a été élaborée pour transcender tous les clivages politiques, pour les siècles des siècles. Que pouvait-on attendre de moins de la part d'un ex-conseiller de Dieu ?